Tritium : Comment changer le plomb en or ?
Pour produire de l'énergie à partir de la fusion d'atomes légers, la nature offre une dizaine de combinaisons possibles. En l'état actuel de la technologie, une seule toutefois nous est accessible : celle des deux isotopes (1) de l'hydrogène, le deutérium et le tritium.
Dans la nature, le tritium n'existe qu'à l'état de traces : l'interaction des rayons cosmiques avec les hautes couches de l'atmosphère en produit annuellement quelques kilos (ou quelques grammes, les estimations varient...) auxquels s'ajoutent quelques dizaines de kilos, issus des essais nucléaires atmosphériques réalisés entre 1945 et 1980 et qui sont pour l'essentiel dissous dans l'eau des océans.
De petites quantités de tritium sont également générées par certains types de réacteurs nucléaires conventionnels, de type « CANDU » : de l'ordre de 100 grammes par an, en moyenne pour un réacteur de 600 MW. Multiplié par le nombre de réacteurs de ce type en service dans le monde, on obtient une production annuelle de l'ordre d'une vingtaine de kilos.
Cette production, aujourd'hui inutilisée, suffira pour alimenter ITER pendant la quinzaine d'années que durera sa campagne d'expériences nucléaires. Au-delà, il faudra développer des solutions permettant de produire du tritium en grande quantité — de l'ordre de 100 à 200 kilos annuellement pour chaque réacteur en activité.
La nature, comme si elle avait anticipé cette problématique, offre une solution qui combine élégance et efficacité : c'est la réaction de fusion elle-même qui produira le tritium qui, en retour, l'alimentera. Mieux : tout se passera dans l'enceinte même du réacteur, de façon continue, dans un cycle parfaitement clos.
Lorsqu'au sein d'un plasma de fusion un noyau de deutérium fusionne avec un noyau de tritium, les particules dont ces deux éléments sont constitués (protons et neutrons) se recomposent en un noyau d'hélium et un neutron.
Le noyau d'hélium, électriquement chargé, demeure prisonnier de la « cage » magnétique qui confine le plasma ; le neutron, électriquement neutre, s'en échappe et impacte la paroi de la chambre à vide. L'énergie du noyau d'hélium entretient la réaction de fusion, celle du neutron chauffe l'eau sous pression qui circule dans la paroi, amorçant ainsi le cycle de production d'électricité.
Du strict point de vue de la physique, le problème se trouve donc résolu. Reste à mettre en œuvre les solutions technologiques qui permettront de traduire une loi physique en dispositif de production et réaliser ainsi l'indispensable « autosuffisance en tritium » des réacteurs de demain.
Luciano Giancarli est de ceux qui, depuis près de trente ans, se penchent sur cette question. Au sein du programme ITER, il dirige la section chargée du développement des « modules tritigènes » (Test Blanket Module, ou TBM), ces composants qui, intégrés dans la paroi de la chambre à vide du tokamak, testeront différents dispositifs de production de tritium.
« Le premier problème qui se pose, explique-t-il, est celui du ratio entre les neutrons générés par la réaction de fusion et les atomes de tritium effectivement produits. Pour que le système fonctionne, ce ratio doit impérativement être supérieur à 1. Il faut donc interposer entre le neutron incident et sa cible de lithium un élément 'multiplicateur de neutrons' — comme le plomb ou le béryllium.(3) »
Ce principe posé, les membres d'ITER ont développé un certain nombre de concepts de modules qui seront testés, dans les conditions réelles d'un réacteur de fusion, au sein de la chambre à vide du tokamak ITER. Fondés sur le même principe physique (la réaction neutron/lithium-6), chacun des modules diffère par son architecture, ses matériaux de structure, la forme (solide ou liquide) sous laquelle le lithium sera utilisé, la manière dont le tritium sera extrait, le système de refroidissement, etc.
Dans la conception du tokamak ITER, six emplacements leur ont été réservés. L'Europe en occupera deux ; la Chine, l'Inde, le Japon et la Corée occuperont les quatre autres. (Les Etats-Unis et la Russie participent au programme en fournissant les données expérimentales essentielles à la réalisation de ces systèmes.)
« Nous estimons que, dans les conditions de fonctionnement d'ITER, la production de tritium maximale de chacun des modules devrait être de l'ordre de 20 milligrammes par jour. Dans un tokamak commercial, elle sera proportionnelle à la puissance délivrée — de l'ordre de 150 grammes par jour et par gigawatt », rappelle Luciano Giancarli.
La phase de conception (conceptual design) de chacun des modules et de leurs systèmes associés est aujourd'hui finalisée. Comme pour chaque élément de l'installation ITER, ces concepts seront disséqués, analysés et passés en revue par un comité spécialisé avant d'être formellement approuvés.
Quant à la fabrication, elle devrait être lancée à partir de 2020. Dans le cadre des objectifs d'ITER, comme dans celui, plus large, de l'avenir de la fusion, ces six modules jouent un rôle fondamental : en démontrant leur capacité à transformer un élément aussi abondant que le plomb en un autre, plus rare et précieux que l'or, ils ouvrent la voie à l'exploitation industrielle et commerciale de l'énergie de fusion.
1 - La plupart des éléments chimiques existent sous plusieurs formes différentes qu'on appelle isotopes. Les isotopes d'un même élément diffèrent par la composition de leur noyau atomique. Dans une réaction chimique, ils se comportent de manière identique ; dans une réaction nucléaire, ils peuvent se comporter de manière très différente.
2 - Le lithium-6 est un isotope stable du lithium, présent à raison de 7,5% dans le lithium naturel.
3 - Quand un neutron impacte un atome de plomb ou de béryllium il en perturbe la structure atomique. Après absorption du neutron incident, l'atome perturbé éjecte deux neutrons, ce qui augmente le nombre de neutrons disponibles pour, dans un deuxième temps, générer du tritium à partir du lithium-6 contenu dans les modules.