Différentes approches à travers le monde
Un peu partout dans le monde, des projets de tokamaks sont en cours. Tous ont une dette envers ITER.
L’atelier ITER-secteur privé sur la fusion, qui s’est tenu au mois de mai au siège d’ITER Organization, a permis de présenter certaines des approches actuelles. Le premier intervenant de la table ronde consacrée aux tokamaks était Alex Creely de Commonwealth Fusion Systems (CFS), une start-up issue du Massachusetts Institute of Technology (MIT). CFS est engagé dans la construction du tokamak SPARC, fondé sur les mêmes principes de physique qu’ITER mais qui utilise de nouveaux aimants supraconducteurs à haute température (HTS), lesquels génèrent des champs magnétiques plus intenses et permettent donc de concevoir des tokamaks de dimensions plus modestes.
« À ses débuts ITER était considéré comme le seul modèle viable pour la construction de centrales électriques, a expliqué Alex Creely. D’autres voies sont aujourd’hui envisageables et le secteur de la fusion est devenu multipolaire. »
CFS a déjà fabriqué une bobine de champ toroïdal de démonstration non isolée et testé un aimant HTS de 20,8 tesla à une température de 20 K, parvenant à emmagasiner 110 MJ d’énergie dans 270 km de ruban supraconducteur à haute température. La start-up a délibérément poussé son essai jusqu’au point de défaillance afin de valider ses modèles.
Alex Creely a exposé certains des défis que devra relever la communauté mondiale de fusion, tels que la récupération de chaleur au niveau de la couverture pour la production d’électricité, et les impératifs de durée de vie et de fiabilité des centrales commerciales. « ITER peut aujourd’hui s’intégrer à une communauté de recherche multipolaire très dynamique, et composer avec l’émergence de la nouvelle industrie privée de la fusion. »
Il a ensuite souligné que CFS défendait ardemment l’ouverture des débats scientifiques relatifs à la physique des plasmas et manifesté son intérêt pour un partage de connaissances de physique avec ITER et d’autres programmes de fusion, au travers de publications et de rencontres avec d’autres acteurs du secteur. « CFS souhaiterait que les documents et outils développés par ITER soient plus largement diffusés. Nous aimerions beaucoup pouvoir accéder aux documents déjà produits, sans nous limiter au futur Compendium d’ITER, qui ne sera pas publié avant un certain temps. Il y a tout un corpus de connaissances auquel nous serions très heureux de pouvoir accéder dès maintenant. »
Le deuxième intervenant de la table ronde était David Kingham de Tokamak Energy, une société issue de l’UKAEA (United Kingdom Atomic Energy Authority) fondée en 2009. Sa filiale nord-américaine Tokamak Energy Inc., créée en 2019, compte parmi les entreprises sélectionnées par le Département de l’Énergie des États-Unis pour mettre en œuvre sa vision innovante de l’énergie de fusion pour la décennie à venir.
« Tokamak Energy est la seule entreprise de fusion privée à avoir accumulé plus de dix années d’expérience dans le développement des deux technologies les plus prometteuses, techniquement et commercialement, pour maîtriser l’énergie de fusion : les tokamaks sphériques compacts et les aimants HTS, a indiqué David Kingham. Il a expliqué comment la technologie HTS peut révolutionner la fusion, signalant que Tokamak Energy avait atteint un record de 24 tesla à 20 K.
Il a également souligné à quel point les travaux de l’entreprise dans le domaine des aimants HTS ont trouvé un champ d’application bien au-delà de la fusion. « Tout en étant relativement compacts, les aimants HTS sont capables de générer des champs magnétiques intenses, ce qui est intéressant pour les applications telles que la lévitation électromagnétique, le stockage d’énergie et les moteurs et générateurs électriques légers de forte puissance. Parmi les éventuelles applications futures, on peut citer la propulsion magnétohydrodynamique, la séparation minérale, la protonthérapie-hadronthérapie dans le domaine médical, les accélérateurs de particules et la propulsion spatiale. Comme bien d’autres, ces applications sont aujourd’hui envisageables car nos aimants, qui ont été conçus et fabriqués pour répondre aux exigences extrêmement strictes de l’énergie de fusion, sont robustes, compacts, exceptionnellement puissants et faciles à refroidir à une température d’exploitation moyenne de 20 K. »
David Kingham a salué l’importance du travail accompli par ITER, évoquant la très riche base de données expérimentales sur les tokamaks qui s’est révélée précieuse dans la conception des tokamaks sphériques ainsi que les avancées réalisées dans l’étude des systèmes de manipulation du tritium et de production du combustible.
« ITER a également validé le comportement d’un grand nombre de matériaux et stimulé le développement de chaînes logistiques pour les matériaux et d’autres technologies. » David Kingham espère pouvoir continuer de bénéficier des connaissances d’ITER, notamment en ce qui concerne les enseignements issus de l’expérience de terrain et le choix des matériaux. Il s’est déclaré favorable détachement de personnels entre ITER et les entités privées.
David Weisberg a présenté les recherches menées par General Atomics, qui exploite le tokamak DIII-D pour le compte du Département de l’Énergie des États-Unis. Alors que les premiers tokamaks des années 1960 présentaient une section circulaire, les scientifiques de General Atomics ont développé une configuration permettant de créer une section de plasma en forme de sablier allongé (appelée « doublet »). Dans les années 1970 et 1980, les tokamaks Doublet I, II et III ont montré que cette approche permettait d’obtenir un plasma stable, plus chaud et plus dense. Le concept du doublet a évolué vers les plasmas en « D » que l’on retrouve aujourd’hui dans la plupart des tokamaks, y compris ITER, et General Atomics a joué un rôle moteur dans ces recherches innovantes sur la fusion.
General Atomics est aujourd’hui un intervenant majeur dans la construction d’ITER (solénoïde central, diagnostics), mais aussi un acteur important de la percée du secteur privé dans le domaine de la fusion, avec une expertise spécifique dans le développement et la fabrication des gros aimants supraconducteurs destinés aux applications de fusion.
« Les entreprises de fusion privées sont plus agiles et plus réactives que les grands programmes publics, a expliqué David Weisberg, mais c’est au prix d’une plus grande prise de risques programmatiques. Nous sommes convaincus qu’ITER peut jouer un rôle important dans la réduction des risques auxquels est exposé le secteur privé en devenant la base de connaissances de la future industrie de fusion. Par exemple, General Atomics s’attache à réduire les risques grâce à un développement technologique fondé sur la conception d’installations intégrées. Le programme ITER est déjà le chef de file mondial de cette approche et nous pensons que le moment est venu de diffuser ces connaissances, tant au travers du Compendium d’ITER que dans le cadre de formations conventionnelles. »
Qualifiant la conception et la construction d’ITER de « réalisations uniques qui ont généré un volume de connaissances d’une exceptionnelle richesse », il a estimé que le programme comblait les lacunes de la technologie de fusion et améliorait son niveau de maturité technologique. Selon lui, ITER « a déjà résolu une grande partie des défis liés à l’intégration auxquels seront confrontées les centrales de fusion pilotes », mais il est convaincu qu’ITER peut aller plus loin. « Les personnes qui œuvrent à la conception d’ITER sont la ressource la plus précieuse pour le secteur privé. ITER Organization pourrait élargir ses activités de formation et proposer des séminaires, des ateliers et des universités d’été aux futurs acteurs du monde de la fusion. Et le programme pourrait accueillir des partenaires industriels sur son site afin de faciliter les transferts de connaissances. En effet, la collaboration interpersonnelle est la meilleure manière de transmettre les compétences programmatiques et de développement. »
Minsheng Liu, de l’ENN Energy Research Institute chinois, partage cet avis. « ITER peut apporter son aide de différentes manières, par exemple en partageant ses connaissances, notamment en matière de théorie et des modélisation produites dans le cadre sa suite de modélisation et d’analyse intégrée (IMAS), ainsi que par le co-développement de technologies essentielles telles que les injecteurs de neutres à base d’ions négatifs (N-NBI). »
Entre 2018 et 2022, le groupe de Minsheng Liu a conçu et construit l’EXL-50, le premier tokamak expérimental sphérique chinois de taille moyenne, qui a jeté les bases de la fusion proton-bore pour ce type de tokamak. En 2022, l’ENN a commencé à travailler sur une version améliorée, l’EXL-50U, et à concevoir un nouveau dispositif, l’EHL-2, une plateforme de R&D qui utilise un tore sphérique pour relever les grands défis de la fusion proton-bore, notamment l’obtention de températures beaucoup plus élevées que celles requises par la fusion deutérium-tritium. Lors de l’étape suivante, la Phase II, les EHL-3A et 3B viseront à améliorer les paramètres et à surmonter les contraintes techniques permettant de passer à l’échelle du réacteur de fusion. La Phase III sera consacrée à la démonstration technique et commerciale et se focalisera également sur la réduction des coûts.
En écho aux autres intervenants, Minsheng Liu a rappelé l’importance de la coopération et de la collaboration au sein de la communauté de fusion mondiale, ainsi que l’intérêt de l’apprentissage par la pratique, en puisant dans les expertises mutuelles dans les domaines de la fusion, de la physique des particules très énergétiques, des lasers et des matériaux. Il a indiqué que l’ENN souhaitait en priorité engager des experts issus de l’université, des laboratoires, de l’industrie, des fournisseurs d’électricité et des entreprises privées.
Il a également mentionné l’importance de l’intelligence numérique dans la recherche sur la fusion. « En utilisant les outils d’intelligence artificielle pour optimiser les simulations, le contrôle-commande et l’analyse des données du tokamak sphérique, et en intégrant ces trois domaines, nous pouvons contribuer à accélérer la conception des dispositifs, améliorer la fiabilité de conception, accélérer l’analyse et la compréhension des résultats expérimentaux et mettre en place un contrôle-commande intelligent. Nous sommes aujourd’hui capables de numériser les expérimentations de terrain et de les réaliser sur ordinateur. La plateforme expérimentale virtuelle intelligente que nous avons créée pour le tore sphérique est flexible, capable d’évoluer de manière intelligente mais aussi de réaliser des extrapolations et des prévisions en s’affranchissant des contraintes des technologies de conception actuelles. »
Au cours de la séance de questions/réponses qui a suivi les présentations, les quatre intervenants se sont accordés à reconnaître que l’un des principaux problèmes du secteur, aujourd’hui, était la pénurie d’ingénieurs. Ils ont suggéré d’augmenter les financements destinés à la formation, tant au sein des universités que dans les entreprises du secteur public.
« Les étudiants toutefois, ne s’engageront pas si l’industrie est inexistante, s’ils ne voient pas la ligne d’arrivée, affirme David Weisberg. Nous devons donc miser sur nos propres ressources et faire en sorte que tout cela se mette en place. »
Et c’est là encore un domaine dans lequel ITER peut certainement apporter son aide.