Et si...

Que ressentirait-on à l’intérieur d’un tokamak ?

Si vous savez deux ou trois choses sur les tokamaks, vous pouvez probablement vous représenter leur intérieur tapissé de métal rutilant, au cœur duquel tourbillonne un nuage de plasma. Mais que ressentirait-on vraiment si l’on se tenait au cœur d’un tokamak en fonctionnement ? Qu’entendrait-on ? Que verrait-on ? Que percevrait-on ? 

Photo du tokamak coréen KSTAR, avec l’aimable autorisation du Korea Institute of Fusion Energy (KFE).

En toute honnêteté, personne ne le sait pas vraiment car, bien évidemment, personne n’a jamais vécu, ni ne pourrait vivre cette expérience. Les organismes vivants ne sont pas vraiment adaptés à l’environnement d’un plasma en combustion…

Nous avons cependant rencontré quelqu’un qui en sait beaucoup plus que la plupart d’entre nous sur la question : il s’agit de Michael Walsh, le responsable de la division Technologie de fusion – Instrumentation & Contrôle d’ITER. Michael a piloté le programme Diagnostics d’ITER pendant de nombreuses années et ce qui se passe à l’intérieur de la chambre à plasma lui est familier. 

Au cours d’une passionnante conversation au siège d’ITER, il a bien voulu répondre aux multiples questions que nous lui avons posées.

La première portait sur l’un des sens les plus fondamentaux de l’être humain : l’ouïe. Entendrait-on quelque chose à l’intérieur d’un tokamak comme ITER ? Un tir de plasma produit-il un son ?

Même si cela peut sembler surprenant, la réponse à cette question est positive, mais nous ne pourrions pas entendre ce son. En effet, un vide quasi parfait règne à l’intérieur de la chambre à plasma d’un tokamak et un son ne peut se propager qu’au travers d’un milieu dense, comme l’air, l’eau ou, mieux encore, un solide. C’est ainsi que l’on peut se parler à distance grâce à deux boîtes de conserve reliées par une ficelle.

Si l’on pouvait entendre quelque chose dans le tokamak, cela ressemblerait probablement à un sifflement aigu, un peu comme des acouphènes, car le plasma en combustion émettra de temps à autre une onde acoustique d’une fréquence proche de 10 kHz, tout en haut du spectre auditif de l’oreille humaine qui s’étend de 20 Hz à 20 kHz environ. 

Passons maintenant à un autre de nos cinq sens : pourrions-nous voir quelque chose ? Y a-t-il de la lumière à l’intérieur du tokamak ?

« Cela dépend de la manière dont on définit la lumière », dit Michael Walsh. Le plasma est un gaz extrêmement chaud qui émet des ondes électromagnétiques couvrant un spectre très large, qui va bien au-delà de ce que peut percevoir l’œil humain. Celui-ci ne perçoit que les longueurs d’onde comprises entre 380 et 700 nanomètres, ce qui signifie que, contrairement aux abeilles, nous ne voyons pas les ultraviolets (300 nanomètres). Et nous sommes encore moins susceptibles de « voir » les rayons gamma produits générés par le plasma en combustion, qui se situent dans la plage des picomètres (10−12 m) et en deçà.

Michael Walsh nous explique que l’extérieur du plasma apparaîtra rougeâtre alors que son cœur, beaucoup chaud, émettra des rayons gamma invisibles mais que l’équipe diagnostics visualisera grâce à une gamma-caméra. 

Portées à très haute température, les particules qui constituent le cœur du plasma se déplaceront à très grande vitesse. Relativement lourds, les ions sont les particules qui se meuvent le plus lentement, à des vitesses de l’ordre de 100 à 2 000 kilomètres/seconde – c’est-à-dire que les plus lents d’entre eux couvriraient la distance qui sépare le site d’ITER à Marseille en un dixième de seconde. Les électrons, qui sont beaucoup plus légers et sensiblement plus rapides, se déplacent à des vitesses de 10 000 à 100 000 km/s. Ainsi, à l’autre extrême, les électrons du plasma pourraient faire le tour de la terre en 0,4 seconde à peine. 

Michael Walsh ajoute que l’extrême vélocité des électrons complique la prise de mesures. Les électrons se déplacent à une vitesse pouvant atteindre le tiers de celle de la lumière (300 000 km/s), c’est pourquoi les diagnosticiens d’ITER doivent tenir compte de l’effet relativiste lorsqu’ils mesurent la vitesse des particules. On peut comparer ce phénomène à une version très amplifiée de l’effet Doppler : lorsque nous entendons la sirène d’un véhicule de police, le son est plus aigu quand il s’approche de nous et plus grave lorsqu’il s’éloigne. 

Dans le cas des électrons d’ITER, les choses sont très différentes selon que les particules se dirigent vers nous ou s’en éloignent. Avec des niveaux d’énergie de 25 keV, il n’y a quasiment pas de lumière émise à l’arrière des électrons et la plus grande partie de la lumière est projetée vers l’avant. On peut établir un parallèle (que doit prendre en compte l’équipe Diagnostics d’ITER) avec ce qu’observent les astronomes : l’univers est en expansion et s’éloigne des observateurs si rapidement que le spectre des galaxies, par exemple, se trouve décalé vers le rouge.

Quelle est la pression d’air à l’intérieur d’un tokamak ? Aurait-on une sensation différente, comme si l’on se trouvait dans les profondeurs océaniques ou, au contraire dans le vide spatial ?

Le différentiel de pression à l’intérieur du tokamak n’aurait que peu d’effets perceptibles sur les humains. « Il est très important d’extraire autant d’impuretés que possible de la chambre à vide car elles possèdent beaucoup d’électrons et nous voulons éviter de gaspiller du temps et une énergie précieuse pour les réchauffer, » souligne Michael Walsh.

« Nous commençons donc par extraire l’oxygène, ce qui permet également d’éliminer les impuretés. Cette opération abaisse la pression aux alentours de 10-6 pascals, soit moins de 100 milliardièmes de la pression atmosphérique. Puis nous réinjectons du gaz, ce qui fait remonter la pression à une centaine de pascals. Cela représente toujours un vide important mais nous ne le ressentirions pas car les êtres humains ne sont pas sensibles aux baisses de pression mais uniquement aux très fortes augmentations, lorsqu’ils pratiquent la plongée en eaux profondes par exemple. » 

Les puissants aimants d’ITER maintiennent le plasma en place et l’empêchent d’entrer en contact avec les parois de la chambre. Le plus puissant de ces aimants génère un champ magnétique de 11,8 teslas, soit près de 260 000 fois le champ magnétique terrestre. Au centre de la chambre à vide du tokamak, le champ magnétique avoisine les 5,6 teslas. Cette intensité serait-elle perceptible par les sens humains ?

De nouveau, on peut estimer que non. Ce champ magnétique ne nous affecterait pas, même si l’on avait des éléments métalliques dans le corps, comme en cas fracture osseuse, car les plaques et les vis utilisées en chirurgie sont généralement en titane, un matériau non magnétique. Le champ magnétique ne n’affecterait pas non plus un porteur d‘un pacemaker, à condition que celui-ci soit désactivé, ce qui est généralement le cas avant une IRM. En présence du seul champ toroïdal (sans plasma), le centre de la chambre d’ITER serait comparable à un gigantesque appareil d’IRM mais, bien évidemment, sans air pour respirer.

D’autres représentants du règne animal pourraient cependant être affectés. Les scientifiques ont constaté que de nombreux organismes vivants, qu’il s’agisse des bactéries, des algues, des abeilles, des oiseaux, de la plupart des poissons et même des chiens, sont capables de trouver leur chemin sur des distances souvent stupéfiantes grâce à leur « sixième sens » magnétique. Ils pourraient donc être profondément désorientés s’ils étaient placés dans le champ magnétique du tokamak d’ITER.

Fort heureusement, le problème ne se posera pas, ni pour les animaux, ni pour nous.