Monde de la fusion

Vers des synergies public-privé

L'industrie privée de la fusion a connu une très forte expansion ces dernières années. Aussi divers que soient leurs technologies, leurs stratégies et leurs niveaux de financement, toutes les entreprises du secteur contribuent à faire progresser la communauté mondiale de la fusion vers un objectif partagé avec le programme ITER : développer la fusion pour en faire une source d'énergie viable.
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En moins de 5 ans, le nombre d'entreprises privées du secteur de la fusion a doublé au niveau mondial. Selon la Fusion Industry Association, le montant total des investissements privés dans l'industrie de la fusion a passé la barre des 6 milliards de dollars US, soit 5,5 milliards d'euros.
Jusqu'à une époque assez récente, l'industrie privée de la fusion était relativement modeste et les entreprises du secteur étaient bridées par un manque d'investissements. Cependant, le nombre d'acteurs privés et les investissement ont très fortement augmenté ces dernières années. Selon la Fusion Industry Association, le nombre d'entités privées a plus que doublé depuis 2019, atteignant un nombre total de 43, et le montant total des investissements privés dans le secteur de la fusion a passé la barre des 6 milliards de dollars US. Cet intérêt récent du secteur privé pour la fusion s'explique en partie par les évolutions de l'environnement de recherche : développement de matériaux innovants, propres à lever certains verrous technologiques ; émergence d'approches nouvelles et de concepts inédits, permettant, entre autres, d'envisager des réacteurs de plus petite taille ; le chemin parcouru par ITER dans la conception, la fabrication, la livraison et l'assemblage de son réacteur, qui a provoqué le développement d'une filière industrielle de la fusion ; des succès récents affichés par plusieurs laboratoires de fusion dans le monde ; et la prise de conscience mondiale de l'urgence à identifier des sources d'énergie « propre » alternatives.

La montée en puissance de ces entreprises privées ouvre la voie à des synergies public-privé dans le domaine de la fusion. Alors que les programmes publics visent principalement à démontrer la faisabilité scientifique et industrielle de la fusion, les entreprises privées, de par leur nature, s'intéressent plus spécifiquement à la viabilité économique de la fusion en tant que source d'énergie. Cependant, pour que la communauté mondiale de la fusion puisse atteindre l'objectif commun de maîtriser l'énergie de fusion pour produire de l'électricité, la faisabilité de cette technologie doit impérativement être démontrée sur les plans scientifique, industriel et économique. Ainsi, la communauté de la fusion devra répondre à une question essentielle ces prochaines années : « Comment combiner les atouts spécifiques de ces deux secteurs pour accélérer la course de l'humanité vers la maîtrise de l'énergie de fusion ? ».

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Alors que les projets publics visent principalement à démontrer la faisabilité scientifique de la fusion (ici, le tokamak sphérique britannique MAST-Upgrade), les entreprises privées s'intéressent plus spécifiquement à la viabilité économique de la fusion en tant que source d'énergie.
La réalisation de la principale exigence du programme ITER : produire des plasmas en combustion avec un facteur d'amplification de puissance de Q>10, démontrera que la fusion par confinement magnétique est une méthode scientifiquement viable pour obtenir un gain énergétique net, ouvrant ainsi la voie aux réacteurs DEMO de prochaine génération et aux initiatives privées visant à délivrer de l'énergie de fusion au réseau électrique. En outre, la fonctionnalité de diagnostic unique d'ITER génèrera des données essentielles sur le comportement des plasmas en combustion dans les scénarios à décharges longues, les techniques de confinement optimisées et la gestion de l'extraction des flux de chaleur, entre autres. Ces informations indispensables pour la conception des tokamaks et, plus largement, de tous les systèmes de confinement magnétique, seront aussi utiles pour de nombreuses initiatives du secteur privé. Par ailleurs, la construction et l'assemblage du tokamak ITER font intervenir des compétences industrielles précieuses pour l'écosystème mondial de la fusion, notamment des connaissances alignées avec le deuxième grand objectif d'ITER : intégrer toutes les technologies nécessaires à l'exploitation d'un dispositif de fusion industriel.

ITER apporte une expérience pratique en matière de conception, de fabrication et d'assemblage d'une installation de fusion et, surtout, est le premier acteur de la fusion à avoir entamé une procédure d'autorisation d'exploitation d'une installation nucléaire. Le mécanisme multinational complexe qui régit l'attribution des marchés d'ITER a aussi abouti au développement de chaînes logistiques dédiées à la technologie de la fusion, contribuant à la création d'une main-d'œuvre internationale spécialisée, diversifiée et expérimentée. Les acteurs du secteur privé ont déjà commencé à exploiter ces corrélations pour la construction de leurs dispositifs de fusion et, en cas de succès, il poursuivront sur cette voie à plus grande échelle et construiront des machines plus nombreuses et plus complexes.

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De par leur agilité, les petites startups privées (ici la société Helion de Seattle) sont en mesure d'explorer de nouvelles approches pour la conception des machines de fusion.
Pour que la fusion devienne une source d'énergie de base décarbonée de premier plan dans le monde de demain, il est essentiel que le coût actualisé de l'énergie (LCOE) qui lui est associé soit compétitif avec celui des autres sources d'énergie. L'hypothèse d'un futur parc de réacteurs de fusion ne deviendra réaliste que si le coût de production d'un mégawatt d'électricité de fusion baisse très fortement au cours des prochaine décennies. Mais ce n'est pas l'objectif d'une machine d'avant-garde comme ITER. Avant d'envisager de réduire, ou même de définir, le coût du mégawatt produit, il faut tout d'abord démontrer la viabilité scientifique et technologique de la fusion. Le secteur privé a déjà commencé à tester des matériaux et des concepts qui pourraient faire baisser le LCOE potentiel de la fusion, une fois sa viabilité établie. Par exemple, certaines entreprises privées expérimentent dès à présent l'utilisation de supraconducteurs à haute température pour créer des champs magnétiques plus puissants, ce qui pourrait permettre de concevoir des tokamaks plus compacts. Le développement de ce type de réacteurs compacts pourrait contribuer à la viabilité de la fusion commerciale, à condition de mettre au point des matériaux de première paroi avancés, capables de supporter la très haute concentration d'énergie associée à ces concepts. D'autres sociétés construisent des réacteurs de conception différente, notamment des tokamaks sphériques, des stellarators, des machines à striction (Z-pinch) et des dispositifs par inversion de champ. Certaines de ces innovations sont risquées et échoueront probablement. D'autres pourraient à terme se révéler utiles pour les choix de conception des réacteurs commerciaux. Ce type d'essais concernant, entre autres, les matériaux et les concepts apporteront à la communauté mondiale de la fusion de nouvelles données précieuses pour les concepts de fusion par confinement magnétique de demain.

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Les progrès de la modélisation informatique 3D ont largement contribué à donner un nouveau souffle au concept de stellarator (ici, le HSX (Helically Symmetric eXperiment) de la faculté d'ingénierie de l'université du Wisconsin à Madison).
La communauté de la fusion s'efforce de formaliser ces synergies afin de mettre en place des partenariats. Lancée en 2022 aux États-Unis, la stratégie Bold Decadal Vision for Commercial Fusion Energydispose d'une enveloppe de 50 millions de dollars pour subventionner les initiatives privées pour la fusion afin de mettre en place une collaboration avec les laboratoires nationaux et de créer une première usine pilote. Au Royaume-Uni, le programme pour l'industrie de la fusion vient de démarrer le programme Challenge en vue d'encourager le secteur privé à surmonter les défis techniques spécifiques associés à la fusion. En Allemagne, la filiale de Pulsed Light Technologies GmbH investira jusqu'à 90 millions d'euros dans des projets privés sur le confinement inertiel. Quant au Japon, il met actuellement en place un conseil de l'énergie de fusion pour accompagner et promouvoir l'engagement du secteur privé dans l'industrie nationale de la fusion.

Au niveau international, l'AIEA a récemment annoncé la création du World Fusion Energy Group, une initiative qui vise à encourager les collaborations transversales dans l'industrie de la fusion. Comme annoncé à la récente conférence sur l'énergie de fusion de l'AIEA par son directeur général Rafael Mariano Grossi, le groupe souhaite « réunir non seulement les scientifiques et ingénieurs des laboratoires et des centres d'expérimentation, mais aussi des décideurs politiques, des financiers, des organes de réglementation et des entreprises privées » afin d'accélérer l'avènement de l'énergie de fusion commerciale. L'essor de cette réflexion collaborative transversale dénote l'émergence d'une prise de conscience : pour domestiquer l'énergie de fusion, il sera nécessaire d'exploiter les synergies entre les secteurs public et privé. ITER, qui est le chef de file mondial incontesté de la collaboration internationale autour de la fusion, aura certainement un rôle essentiel à jouer.