Une riche moisson de données
Le béryllium est un élément de faible numéro atomique, qui peut être toléré au cœur du plasma à des concentrations relativement élevées sans compromettre la réaction de fusion. En contrepartie, ce matériau est connu pour présenter des problèmes de toxicité, une forte érosion sous bombardement neutronique et une tendance, une fois érodé, à piéger le tritium (un des deux combustibles de la fusion, avec le deutérium) sur la paroi du réacteur. Ainsi, les atouts d'une première paroi en béryllium se trouvent-ils considérablement réduits par les problèmes technologiques, opérationnels et réglementaires auxquels l'installation doit faire face. D'autre part, le béryllium ne peut être considéré comme un matériau adapté à la paroi du réacteur en raison de ses problèmes spécifiques d'érosion et de piégeage du combustible, associés à un point de fusion relativement bas. Le tungstène, en revanche, est largement reconnu comme un excellent candidat pour les éléments face au plasma des futures centrales de fusion. Cependant, le cœur chaud des plasmas en combustion ne peut tolérer que de très faibles concentrations de tungstène, et c'est là le principal inconvénient de ce matériau.
Si l'on ne peut minimiser l'importance, pour ITER, des récents succès du JET qui a réussi à produire des plasmas de fusion exceptionnels en mettant en œuvre une première paroi en béryllium, les connaissances physiques qui justifient la solution « 100% tungstène » proposée dans la nouvelle feuille de route sont aujourd'hui beaucoup plus solides qu'elles ne l'étaient en 2007, année de création d'ITER Organization. À cette époque, le tokamak ASDEX Upgrade de l'Institut Max-Planck de physique des plasmas (Garching, Allemagne) venait tout juste d'adopter un revêtement entièrement en tungstène. Dans le même temps aux États-Unis, la machine Alcator C-Mod, à champ magnétique intense, fonctionnait depuis une dizaine d'années avec des parois métalliques, essentiellement en molybdène, lequel présente lui aussi un numéro atomique élevé mais constitue un contaminant plus tolérable que le tungstène dans les plasmas de fusion. Depuis, plusieurs tokamaks sont entrés en activité, tels que le tokamak WEST du CEA-Cadarache, tout près d'ITER, le tokamak EAST de l'Institut de physique des plasmas de l'académie des sciences chinoise (ASIPP), à Hefei, et, plus récemment, le tokamak supraconducteur KSTAR de l'Institut coréen de l'énergie de fusion, à Daejeon. KSTAR a redémarré fin 2023, après avoir été mis à l'arrêt pendant un an pour installer un nouveau divertor en tungstène activement refroidi, comparable à celui qui équipera ITER.
Les résultats des expériences réalisées dans les installations partenaires d'ITER laissent penser que la décision de démarrer l'exploitation d'ITER avec du tungstène pour atteindre les objectifs de fusion du programme est une option beaucoup moins risquée qu'il n'y paraissait en 2007. Mais certaines incertitudes physiques demeurent en raison du niveau d'extrapolation nécessaire pour passer des tokamaks de dimensions moyennes à un réacteur de la taille d'ITER et de la nécessité d'obtenir des résultats fiables qui ne proviennent pas d'une seule machine. Les principaux problèmes que pose cette extrapolation sont connus et la division Science d'ITER travaille à les résoudre avec l'aide d'experts de la communauté de fusion dans le cadre du réseau scientifique d'ITER (ITER Scientist Fellow Network) et de l'ITPA (International Tokamak Physics Activity). Sollicités par ITER Organization, ces experts ont répondu à l'appel avec enthousiasme dès le début du processus d'actualisation de la feuille de route. De nouvelles expérimentations doivent cependant être encore réalisées dans d'autres tokamaks pour résoudre certaines questions en suspens. ASDEX Upgrade étant à l'arrêt depuis 2023 et jusqu'à l'été 2024, et WEST venant tout juste d'être remis en service après sa dernière période de maintenance en 2023, mais sans avoir encore atteint un niveau de confinement élevé (mode H), il ne reste que peu de temps pour rassembler de nouvelles données à l'appui de la feuille de route, qui sera proposée au Conseil ITER au mois de juin 2024 pour une décision au mois de novembre.
La division Science d'ITER a retenu trois grandes priorités pour les expériences conjointes avec l'équipe EAST : l'optimisation et la caractérisation du procédé de boronisation pour le conditionnement de la paroi ; le démarrage du plasma sur une première paroi en tungstène et les effets induits par la boronisation sur le fonctionnement en mode H immédiatement avant une expérience ainsi que bien après celle-ci. Ces problématiques ont déjà été étudiées, dans une certaine mesure, lorsque les tokamaks ASDEX Upgrade et WEST ont adopté le tungstène mais les nouvelles expérimentations réalisées avec l'équipe EAST ont considérablement enrichi la base de données.
Les expériences ciblées de boronisation réalisées sur EAST devraient enrichir le catalogue de données déjà constitué grâce aux dispositifs actuels, mais également permettre d'aller plus loin et d'évaluer l'impact de la technique choisie sur l'uniformité et la qualité du revêtement de bore déposé. En particulier, l'équipe ITER souhaite comparer deux techniques de conditionnement de la chambre à vide utilisables dans le cadre de la boronisation : la génération active de plasma par des antennes cyclotroniques ioniques de forte puissance, habituellement utilisées pour chauffer le plasma (ICWC, ion cyclotron wall conditioning) et la technique plus classique des décharges de nettoyage (GDC, glow discharge cleaning), qui fait appel à des anodes passives spécialement conçues. ITER mettra en œuvre ces deux techniques mais il n'existe que très peu de données quantitatives concernant l'ICWC.
Les fines couches de bore étant rapidement érodées dans les zones en contact direct avec le plasma (notamment les parties de la paroi au niveau desquelles les plasmas sont initiés), une question importante se pose : la montée en puissance des plasmas dans cette « configuration limiteur » sur les zones où le tungstène est entièrement exposé posera-t-elle des difficultés particulières dans le tokamak ITER ? Au cours des premières phases d'une décharge de plasma, qui durent quelques secondes à peine dans ITER et généralement moins d'une seconde dans les machines de plus petite taille, les plasmas au contact direct des surfaces en tungstène peuvent subir de fortes pertes par rayonnement lorsque le tungstène érodé passe directement dans un plasma encore relativement fragile. Si cette phase est gérée de façon satisfaisante et si l'on tient le plasma à distance de la paroi dans une « configuration divertor », la plus grande partie de la chaleur et des particules du plasma étant évacuées vers une région (le divertor) éloignée de la chambre de réaction principale, une autre question importante se pose : comment l'élimination progressive de la couche de bore influe-t-elle sur le fonctionnement du plasma en mode H (mode de confinement élevé), lequel est indispensable pour atteindre un facteur d'amplification de l'énergie égal à 10 (Q=10) dans ITER ?
Au mois de décembre 2023 et début janvier 2024, avec la participation d'experts externes de l'ITPA et de membres de l'équipe EAST, la division Science d'ITER a élaboré un planning d'expériences centré sur ces problématiques. Pendant nos fêtes de fin d'année, l'équipe EAST est restée mobilisée afin de préparer les expériences d'ITER, qui se sont principalement déroulées entre le 18 et le 26 janvier. Trois membres de la division Science d'ITER, Alberto Loarte, Richard Pitts et Tom Wauters, se sont rendus sur le site EAST pour y participer.
Au total, six procédures de boronisation et plus de 400 décharges de plasma ont été réalisées au cours de cette campagne, générant une riche moisson de données dont l'analyse, l'interprétation et la diffusion exigeront beaucoup de temps et de travail pour l'équipe EAST, qui s'attellera à cette tâche en collaboration avec le personnel d'ITER Organization et plusieurs experts externes. De précieuses informations ont été recueillies concernant le procédé de boronisation et son uniformité, ainsi que sur la procédure de démarrage du plasma et le fonctionnement en régime stationnaire sur un limiteur externe entièrement en tungstène et refroidi à l'eau (avec une décharge record de 17 secondes en configuration limiteur). Les expériences ont aussi clairement démontré qu'il est possible d'obtenir un bon confinement en mode H avec ou sans boronisation à proximité des surfaces en tungstène de la chambre à vide, à condition que les instabilités de type ELM (Edge Localized Mode) soient maintenues à des niveaux faibles. Alors que cette condition était déjà requise pour assurer une durée de vie satisfaisante des cibles du divertor en tungstène, les expérimentations réalisées avec EAST viennent confirmer qu'il est important de contrôler l'activité ELM dans un tokamak ITER entièrement en tungstène.
Lors d'une brève interruption de la campagne d'expériences, les scientifiques d'ITER ont eu l'occasion de visiter le nouveau site de CRAFT (Comprehensive Research Facility for Fusion Technology), à quelques minutes en voiture du campus de l'ASIPP. Achevée début 2022, cette installation réalise actuellement des prototypes pour le programme de réacteurs de fusion chinois et fabrique des bobines pour le prochain grand projet qui succèdera à EAST, le tokamak BEST, qui mettra en œuvre le combustible deutérium-tritium et devrait entrer en service dans le courant de la décennie. Aussi aguerris soient-ils dans le domaine de la fusion, les visiteurs qui découvrent le centre d'accueil de CRAFT ne peuvent qu'être impressionnés par la manière dont il présente au public les merveilles de la science et de la technologie de la fusion.
ITER Organization remercie le directeur général de l'ASIPP, Yuntao Song, qui lui a ouvert les portes de l'installation EAST pour cette campagne d'expérience accueillant les scientifiques d'ITER avec un magnifique sens de l'hospitalité. Ce séjour trépidant dans l'enceinte du tokamak EAST fut aussi une expérience enrichissante et productive, remarquablement bien organisée par Xianzu Gong, le responsable de la division chargée des expériences sur le tokamak, et son adjoint Rui Ding. Nous adressons tous nos remerciements, ainsi que nos félicitations, à l'ensemble de l'équipe EAST (en particulier Jinping Qian, Manni Jia, Youwen Sun, Qingquan Yang, Ling Zhang, Xinjun Zhang et Guizhong Zuo), qui a travaillé sans relâche avant et pendant la campagne d'expériences, et qui assurera le long travail d'analyse des données recueillies.
Bonne année du Dragon à tous !