Construction : quand l'art et son histoire surgissent à chaque pas

La plupart d'entre nous en ont fait l'expérience : au détour d'une galerie, dans le Bâtiment tokamak, un agencement de plaques d'ancrage sur un mur de béton ou la géométrie d'un ferraillage attire soudain notre regard, suscitant une émotion semblable à celle qu'on éprouve devant une œuvre d'art contemporain.
Pour Oriol Ribas i Escolà, du consortium VFR, ITER est un « chef d'oeuvre unique d'art et de construction ». En travaillant à ITER Oriol était souvent frappé par le parallèle entre les formes, les couleurs et les volumes et tel ou tel artiste ou mouvement artistique.
Oriol Ribas i Escolà est le directeur du programme ITER chez Ferrovial, l'une des trois compagnies qui, avec Vinci et Razel-Bec forment le consortium VFR, responsable de la construction du Complexe tokamak et de huit autres bâtiments de l'installation. Au cours de sa carrière, il a travaillé sur de nombreux programme de construction en Espagne et au Royaume-Uni mais c'est à ITER qu'il a éprouvé ce qu'il appelle « une révélation esthétique ». Progressivement, au fil de l'avancement du chantier, il a cru voir partout des tableaux de Malevitch, des installations de Dan Flavin ou de Donald Judd.

"Quand j'étais enfant, dans l'Espagne post-franquiste, j'étais élève dans un établissement qui privilégiait l'expression artistique, explique-t-il. Et quand bien même j'ai choisi de devenir ingénieur en génie civil, j'ai conservé quelque chose de cette éducation initiale. Mais après tout, le dessin joue un rôle essentiel dans l'ingénierie civile et il faut avoir une sorte de flair pour la géométrie, les volumes et l'occupation de l'espace. »

Voilà l'un des exemples les plus frappants du parallèle entre construction et art : des formes géométriques en noir et jaune qui rappellent en tous points le "Aéroplane en vol" de Malevitch (1915).
A ITER Oriol était souvent frappé par le parallèle entre les formes, les couleurs et les volumes et tel ou tel artiste ou mouvement artistique. « Mais parfois, c'était juste quelque-chose que je ressentais, comme la réminiscence d'une œuvre que je ne parvenais pas vraiment à identifier. »

Au mois de septembre 2019, une rencontre allait se révéler décisive. Dans le cadre du 70e anniversaire de sa création, Ferrovial avait confié la réalisation d'un travail photographique sur ITER à José Manuel Ballester, un artiste espagnol de renom.

"Sa grande culture artistique lui permettait de mettre des noms sur ce qui, pour moi, n'était qu'une intuition. Nous avons partagé notre émerveillement face à la pure beauté des structures d'ITER et de leur environnement. C'était comme si l'art, et l'histoire de l'art, surgissaient à chaque pas. »

Dès lors, Oriol commença à photographier des scènes à l'intérieur et autour du Bâtiment tokamak. Des ouvriers dans un échafaudage prenaient les traits et les attitudes des Constructeurs (1950) de Fernand Léger ; les formes et les couleurs de certaines ouvertures dans le mur, encadrées d'acier jauni, évoquaient irrésistiblement le Malevitch de Aéroplane en vol (1914-1915) ; la géométrie d'un ferraillage semblait reproduire quasiment à l'identique le Screen (1998) d'Andy Goldsworthy ; une structure de béton dans telle ou telle cellule paraissait tout devoir à Eduardo Chillida ; le bardage en acier poli des façades renvoyait à l'œuvre d'Anish Kappoor et un tube au néon accroché au mur semblait avoir été délibérément installé par Dan Flavin...

Au cœur du Complexe tokamak et dans d'autres bâtiments, Oriol identifiait l'héritage du concrétisme et du néo-concrétisme, du cubisme, du constructivisme, du minimalisme, du futurisme... comme si le site d'ITER s'était mué en un immense musée d'art moderne et contemporain.

Quand VFR décida de publier un livre de 300 pages largement illustrées, pour célébrer les sept millions d'heures de travail que le consortium avait investies dans la construction du Complexe tokamak, Oriol profita de cette opportunité pour explorer dans un « modeste essai » ce qu'il appelle « le lien fascinant entre l'art abstrait et la construction ».

La géométrie complexe de ces barres de renforcement en acier fait penser inéluctablement à l'œuvre d'Andy Goldsworthy. (Ici, le Screen, 1998.)
Au-delà de cette exploration toutefois, Oriol poursuivait un objectif plus large : « Le monde de l'art moderne et contemporain ne se laisse pas appréhender facilement, explique-t-il. La plupart des gens pensent qu'il s'agit d'un univers élitiste, snob, et ne comprennent pas comment des œuvres qui pour eux sont absurdes ou dépourvues du moindre sens peuvent être célébrées et atteindre, lorsqu'elles sont vendues, des sommes astronomiques. Ce que j'ai voulu, c'est mettre en évidence ce qui rapproche l'art et la construction et contribuer, même de façon modeste, à proposer une nouvelle perception. Et dans la mesure où ce livre est destiné à ceux qui ont participé à ce chantier, je voulais qu'ils soient fiers de ce qu'ils avaient accompli. »

Pour Oriol, ITER est "un chef d'œuvre unique d'art et de construction » qui nous invite à « dépasser la perception habituelle des structures de béton et d'acier et à dévoiler leur improbable dimension artistique. »

Tandis que le chantier s'achève, les exemples de cet art brut disparaissent peu à peu. Bientôt, l'œil sera sollicité par d'autres formes, d'autres compositions et d'autres volumes mais la beauté continuera de se manifester sous d'autres formes : dans l'étrangeté d'une pièce géante, dans la complexité d'un équipement, dans l'éclat éblouissant d'une décharge de plasma.