Monde de la fusion

« Ce domaine de recherche ne ressemble à aucun autre... »

Le 21 avril 1956, un convoi de limousines noires quittait Londres pour le centre de recherche atomique de Harwell, au sud d'Oxford, fondé dix années auparavant. Dans l'un des véhicules avaient pris place le secrétaire d'État aux Affaires étrangères britannique, Selwyn Lloyd, Nikolaï Boulganine, le président du Conseil des ministres de l'URSS et Nikita Khrouchtchev, le premier secrétaire du Parti communiste. Cette visite figurait au programme de la première visite d'État de dirigeants soviétiques depuis la création de l'URSS en 1922.
Nikita S. Khrouchtchev (au centre) et Nikolaï A. Boulganine (à sa gauche) lors de la visite historique du centre de recherche sur l'énergie atomique de Harwell, le 26 avril 1956. Igor V. Kourtchatov, le « père » du programme nucléaire soviétique, était aussi présent (à droite de Khrouchtchev). Face à eux, Sir John D. Cockcroft, le directeur du centre de recherche sur l'énergie atomique. Sur la table, des maquettes d'éléments du réacteur d'essai de matériaux DIDO, qui venait tout juste d'être mis en service.
Deux années à peine après la visite mémorable de Boulganine et Khrouchtchev à Harwell, Genève accueillait la deuxième conférence internationale des Nations Unies sur l'utilisation de l'énergie atomique à des fins pacifiques, plus connue sous le nom de « Atomes pour la paix ». Cette conférence, qui réunissait 5 000 scientifiques venus des blocs l'Est et de l'Ouest pour partager leurs recherches et leurs découvertes, était sans conteste la plus grande manifestation internationale jamais consacrée à l'exploitation de l'énergie nucléaire à des fins pacifiques.

À cette occasion, les plus grands chercheurs dans le domaine de la fusion de l'époque s'exprimèrent à la tribune, notamment le Suédois Hannes Alfvén, le Soviétique Lev Artsimovich, l'Allemand Ludwig Biermann, le Britannique (né en Australie) Peter Thonemann et le Nord-Américain Edward Teller. Outre les progrès de la recherche dans leur pays respectif, les orateurs insistèrent sur l'importance vitale de la coopération internationale. Trente-trois volumes de comptes rendus et d'articles furent publiés à l'issue de la conférence. L'index représentait à lui seul 210 pages¹.

« Dans le contexte politique actuel, nous devons garder à l'esprit que la coopération internationale dans le domaine de la fusion est ancienne et a débuté bien avant la chute du Rideau de fer, explique Tim Luce, le directeur du département Science et Opérations d'ITER. Rétrospectivement, Atomes pour la paix fut l'événement le plus marquant de l'époque, ouvrant la voie à la plupart des progrès réalisés ces soixante dernières années. »

Organisée sous l'égide des Nations Unies, la deuxième conférence « Atomes pour la paix » est la plus grande manifestation internationale jamais consacrée à l'exploitation de l'énergie nucléaire à des fins pacifiques. Dans son exposé sur la recherche sur la fusion en URSS, l'orateur principal Lev Artsimovich devait souligner l'importance de cette nouvelle démarche internationale commune. « L'une des clés du succès [...] sera de poursuivre, et d'approfondir, la coopération internationale mise en place par notre conférence. »
« La recherche sur la fusion ne ressemble à aucune autre, ajoute Alberto Loarte, le responsable de la division Science d'ITER. L'esprit de collaboration et de coopération entre les différentes initiatives de recherche sur la fusion menées à travers le monde est tout à fait exceptionnel, et exempt de rivalités. »


L'un des premiers gros projets collaboratifs internationaux fut la création du Joint European Torus, le JET. Les travaux de conception débutèrent en 1973 et, en 1977, après avoir obtenu le feu vert de la Commission européenne, le projet fut implanté à Culham, près d'Oxford, au Royaume-Uni, à quelques kilomètres du centre de recherches de Harwell. Dès le milieu des années 1980, le JET s'imposait au niveau mondial comme le dispositif expérimental opérationnel majeur pour le confinement magnétique des plasmas.

Le décor était ainsi planté pour la création d'ITER, une installation expérimentale d'une toute autre échelle. Au mois de novembre 1985, Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan se rencontrèrent au sommet de Genève pour des discussions sur les relations internationales et la course aux armements. Gorbatchev proposa d'établir un projet de collaboration internationale en vue de développer l'énergie de fusion à des fins pacifiques.

Moins d'un an plus tard, au sommet américano-soviétique de Reykjavik, en Islande, l'Union européenne (Euratom), le Japon, l'Union soviétique et les États-Unis parvenaient à un accord pour mener conjointement la conception d'une grande installation de fusion internationale : ITER. Les Membres d'ITER approuvèrent les spécifications  de ce projet hors-norme et incroyablement complexe en 2001. La Chine, la Corée et l'Inde rallièrent le programme dans les quatre années qui suivirent, si bien que les Membres représentent aujourd'hui la moitié de la population mondiale et près de 85% du PIB de la planète.

« ITER compte parmi les centaines de projets sur la fusion qui ont été développés à travers le monde depuis les années 1950, souligne Tim Luce. Nous encourageons et soutenons tous ces projets, qui contribuent à enrichir les connaissances de notre communauté et, pour ITER en particulier, à améliorer nos approches et nos méthodes. »

En 1977, au terme d'une phase de conception qui avait duré quatre ans, la décision européenne de construire le JET a marqué le début de la première collaboration internationale pour la réalisation d'une machine de fusion. Le JET demeure le plus gros tokamak en exploitation. Sur cette photo, l'équipe de conception dirigée par le Français Paul-Henri Rebut (au centre) en 1977.
Le JET a franchi un cap majeur au mois de février 2022, lorsque 59 mégajoules d'énergie de fusion ont été produits en continu sur une durée de cinq secondes (11 MW de moyenne), pulvérisant le précédent record de 21,7 mégajoules établi en 1997.


Les travaux réalisés à ITER viennent enrichir ceux du JET, et inversement.

« En 1997, le JET s'est trouvé confronté à un sérieux problème, explique Alberto Loarte, qui a passé une grande partie de la préparation de son doctorat et le début de sa carrière de post-doctorant au JET, avant de rejoindre ITER. Les parois de carbone qui équipaient alors la machine permettaient de confiner très efficacement les plasmas à haute température qui génèrent les réactions de fusion, mais elles absorbaient une trop grande partie du combustible de fusion. »

« Nous avons convaincu le programme de fusion européen du JET d'adopter le matériau choisi pour les parois d'ITER, composé de béryllium et de tungstène, pour les expérimentations qui devaient débuter en 2011. Ce matériau a permis de réduire très efficacement l'absorption du combustible mais il a dans le même temps fait chuter la production d'énergie de fusion. La température et la pression du plasma étaient trop basses pour les expériences de fusion. Il a fallu plus d'une décennie de recherche pour résoudre ces problèmes et repartir du point où se trouvait le JET en 1997 ! Modifier les matériaux du JET en s'inspirant d'ITER s'est révélé une bonne décision, mais la résolution de problèmes d'une telle complexité peut prendre un temps incroyablement long et ceci n'est possible que si nous travaillons ensemble. »

Depuis 2008, sous les auspices d'ITER, c'est l'ITPA (International Tokamak Physics Activity) qui coordonne les recherches sur la fusion à l'échelle mondiale. ITER assure la liaison avec les centaines de laboratoires, d'universités et de centres de recherche dans le monde qui contribuent aux avancées internationales vers l'énergie de fusion².

« La recherche sur la fusion est un domaine très ouvert, dit Alberto Loarte. Vous seriez surpris de constater à quel point c'est quelque chose de rare dans le monde de la science, comme dans tous les domaines d'ailleurs. »

Il poursuit en ces termes : « La fusion a longtemps souffert de la difficulté à reproduire les résultats expérimentaux, qui restaient parfois sans suite. Mais aujourd'hui, tous ceux qui font des découvertes sur la fusion ont hâte de les faire partager aux autres afin que ceux-ci puissent réaliser leurs propres expériences et tenter de valider ces résultats. Nous voulons vraiment que les autres réussissent, et c'est réciproque. »

« J'ai travaillé dans ce but pendant toute ma carrière, ajoute-t-il. Par le passé, les déclarations sur la fusion étaient souvent trop optimistes. Je pense que notre approche, qui s'appuie sur des hypothèses prudentes et mesurées et sur une vision à long terme, aboutira à des résultats concrets et positifs. Nous ne savons pas avec précision quels seront ces résultats mais je suis convaincu que la coopération internationale nous permettra de démontrer la faisabilité de l'énergie de fusion ici même, à ITER. »

« Faire partie de cette immense équipe internationale, ici à ITER est une magnifique expérience, acquiesce Tim Luce. Il s'agit d'une expérience de physique absolument unique en son genre, qui défriche des territoires jusqu'à présent inexplorés. »

« L'un des aspects les plus remarquables de la recherche sur la fusion, ajoute-t-il, est qu'au sein de notre communauté, nous sommes toujours parvenus à maintenir des passerelles entre des nations traditionnellement alliées mais aussi parfois entre des pays qui sont en conflit dans d'autres domaines. Malgré les divergences politiques et culturelles, parfois radicales, entre les Membres d'ITER, nous travaillons tous, ici, pour une cause commune, notre objectif commun. Et il y a quelque chose d'extraordinaire à participer à une telle entreprise. »

¹Voir https://digitallibrary.un.org/record/3808554?ln=en 

²Voir /fusionlinks

Vidéo de la visite de Harwell, en 1956 ici.

Reportage d'actualité sur la deuxième conférence Atomes pour la paix ici.