L'avènement des tokamaks
En 1968, la fusion était une science encore jeune. Les machines sur lesquelles s'appuyait la recherche étaient primitives, leurs performances décevantes. Porter un plasma à 1 million de degrés et le maintenir pendant quelques millisecondes relevait de l'exploit. Les spécialistes désespéraient — arriveraient-ils jamais à maîtriser le feu des étoiles ?
Depuis le début de la décennie, sous l'égide de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), les chercheurs européens, américains, japonais et soviétiques avaient pris l'habitude de se réunir, tous les trois ans, pour faire le point de leurs travaux. En 1968, le rendez-vous était fixé pour le 1er août à Novossibirsk, en Sibérie. On ne s'attendait à rien de particulier. On eut une énorme surprise.
Dans le souvenir de ceux qui y prirent part, la conférence de Novossibirsk résonne encore, cinquante ans plus tard, comme un « coup de tonnerre ». D'emblée, le physicien Lev Artsimovitch, qui dirigeait les recherches sur la fusion à l'Institut Kurchatov de Moscou, annonça que dans deux machines toroïdales, T3 et TM3, un plasma porté à la température de 10 millions de degrés avait conservé son énergie pendant 20 millisecondes. A Princeton, aux États-Unis, où les meilleurs résultats avaient été obtenus jusqu'alors, la température du plasma n'avait pas dépassé un million de degrés et le temps de confinement était demeuré très inférieur à la milliseconde.
Valery Chuyanov, ancien directeur-adjoint d'ITER (2008-2013), qui travaillait alors à l'Institut Kurchatov, se souvient de l'extrême prudence avec laquelle ces données avaient été présentées : « En fait, nous avions largement minimisé nos résultats... en dépit de ces précautions toutefois, la plupart des participants demeuraient incrédules. »
Mais l'avaient-ils vraiment accompli? Et comment le vérifier ? Le problème était politique autant que technique. Même si la recherche sur la fusion était exceptionnellement « ouverte », les relations entre l'Est et l'Ouest demeuraient tendues. Et pour déterminer la température d'un plasma, les moyens étaient encore rudimentaires, les mesures imprécises.
Lev Artsimovitch, qui depuis dix ans œuvrait inlassablement pour une plus grande ouverture internationale (voir ITER Mag n°9, « Il y a 60 ans, les Soviétiques levaient le voile »), balaya les hésitations politiques. Des physiciens de l'agence atomique britannique venaient de développer une nouvelle technique de mesure de la température du plasma (fondée sur la diffusion de la lumière laser) ; il les invita à venir « juger par eux-mêmes » les performances des deux petits tokamaks de l'Institut Kurchatov.
Moins de huit mois après le « coup de tonnerre » de Novossibirsk, l'équipe britannique, chargée de cinq tonnes de matériel, débarquait à Moscou. Elle allait y passer le plus clair de l'année 1969 et son verdict serait sans appel : oui, incontestablement, les données présentées à Novossibirsk reflétaient bien la réalité.
Dès lors, le monde de la fusion bascula dans une ère nouvelle. À Princeton, on transforma presque aussitôt le stellarator Model-C en tokamak ; au CEA, on se lança dans la construction de TFR (Tokamak de Fontenay-aux-Roses), qui allait dominer la recherche mondiale jusqu'à la fin des années 1970 ; partout on abandonna les concepts anciens pour les promesses de l'architecture nouvelle.
Un demi-siècle a passé et les tokamaks n'ont pas trahi les espoirs qu'ils avaient fait naître un jour d'été à Novossibirsk. Toujours plus puissants, toujours plus performants, capables de produire des plasmas toujours plus chauds et d'en confiner l'énergie toujours plus longtemps, ils ont conduit la recherche jusqu'au seuil de l'expérience décisive — celle qui, avec ITER, ouvrira la voie à une utilisation industrielle de l'énergie de fusion.