Il y a 60 ans, les Soviétiques levaient le voile

31 aoû, 2016
Le 18 avril 1956, un navire de guerre soviétique accostait à Portsmouth, sur la côte méridionale du Royaume-Uni. A son bord, accompagnés d'une importante suite, deux des hommes les plus puissants et les plus mystérieux de leur temps: Nikolaï Boulganine, le président du Conseil des ministres de l'Union soviétique, et Nikita Khrouchtchev, secrétaire général du parti communiste.
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Nikita Khrouchtchev, le physicien Igor Kourtchatov (portant sa célèbre barbe) et Nikolaï Boulganine le 25 avril 1946 à Harwell, dans le saint des saints de la recherche nucléaire britannique — les prémices de ce qui deviendra « la communauté de fusion ».
Les deux hommes répondaient à l'invitation du Premier ministre britannique Anthony Eden. Trois ans après la mort de Staline, deux mois après le séisme du XXe congrès du Parti, au cours duquel Khrouchtchev avait plaidé pour « la coexistence pacifique » entre les deux blocs, l'Est et l'Ouest se rencontraient pour établir les bases d'une relation nouvelle, ouverte et apaisée.

L'arrivée du croiseur  Ordjonikidze fut un événement — c'était la première fois que des dignitaires soviétiques se rendaient en visite officielle au Royaume-Uni.

Si Boulganine et Khrouchtchev mobilisaient l'attention des foules et des journalistes, un troisième homme allait bientôt leur voler la vedette. Il s'appelait Igor Kourtchatov et dirigeait, depuis 1943, le programme nucléaire soviétique.

L'URSS lui devait son statut de puissance atomique : en 1949 avec la bombe « A » ; trois ans plus tard avec la bombe « H », il lui avait permis de rattraper son retard sur les Etats-Unis.

L'équilibre stratégique étant rétabli, Kourtchatov avait pu consacrer son talent et son énergie à une autre entreprise, sans doute la plus prometteuse et la plus difficile de toutes : ce qu'il appelait « le problème de la synthèse thermonucléaire » — en d'autres termes, la maîtrise de l'énergie de fusion à des fins pacifiques.

Et s'il accompagnait Boulganine et Khrouchtchev au Royaume-Uni c'est qu'avec la bénédiction de ces derniers il s'apprêtait à lever une partie du voile sur ses recherches, partager ses résultats et nouer un lien avec ceux qui, comme lui, cherchaient à s'approprier l'énergie du Soleil.

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Ayant contribué à doter son pays de la bombe « A » en 1949, puis de la bombe « H » en 1953, Igor Kourtchatov (1903-1960) se consacrait depuis au « problème de la synthèse nucléaire » —en d'autres termes, la maîtrise de l'énergie de fusion.
Pourquoi cette ouverture soudaine ? L'histoire, les archives, les mémoires publiés par les uns et les autres n'ont jamais fourni de réponse claire. Sans doute Kourtchatov savait-il que les moyens humains d'une seule nation ne suffiraient jamais à relever l'immense défi de la fusion; sans doute Khrouchtchev souhaitait-il montrer à ses hôtes que son pays, sur le plan scientifique et technologique, était au moins aussi avancé que le leur.

Quelles qu'en aient été les motivations, l'intervention de Kourtchatov, le 25 avril au Centre de recherches pour l'énergie atomique de Harwell, dans l'Oxfordshire, marque une date clé dans l'histoire de la fusion.

Sobrement intitulé « De la possibilité de produire des réactions thermonucléaires dans une décharge gazeuse », le _Do_kurchatov_1956.pdf_DoX_texte_Dx_ qu'il lut et distribua aux quelque 300 physiciens rassemblés dans le saint des saints de la recherche nucléaire britannique était d'une rare transparence : accompagné de graphiques, d'équations, de photos, ce document de huit pages racontait comment l'Union soviétique avait lancé, six ans plus tôt, un programme de recherche sur l'énergie de fusion ; il décrivait les machines qui avaient été construites et les réactions qui avaient été observées et notait avec honnêteté qu'un certain nombre de phénomènes « rest[ai]ent à expliquer. »

Kourtchatov n'en appelait pas de manière explicite à la collaboration internationale. Toutefois, en ne cachant rien de ses propres recherches, de sa méthodologie et de ses résultats expérimentaux, il mettait ses collègues occidentaux au défi d'agir de même.

Ceux qui l'écoutèrent à Harwell, ceux qui, dans le reste de l'Europe et aux Etats-Unis, prirent connaissance du texte, étaient prêts à le faire — tous comprenaient que seule une coopération internationale libre et transparente viendrait à bout des formidables difficultés, théoriques autant que pratiques, que présentait la fusion.

Leurs gouvernements, toutefois, n'étaient pas de cet avis. Pour beaucoup, particulièrement aux Etats-Unis, le geste d'ouverture des Soviétiques n'était qu'une ruse, un piège pour attirer les savants naïfs et les inciter à livrer leurs « secrets ».

Mais de « secrets », il n'y avait pas : en matière de fusion, Soviétiques et occidentaux se posaient les mêmes questions, empruntaient les mêmes chemins et butaient sur les mêmes obstacles.

Il faudra cependant attendre 1958 et la Deuxième conférence sur les utilisations pacifiques de l'énergie atomique (« Atoms for Peace »), à Genève, pour que les graines semées à Harwell commencent enfin à germer.

Des deux côtés du rideau de fer les grands acteurs de la recherche — Lev Artsimovitch en Union soviétique, Edward Teller et Lyman Spitzer aux Etats-Unis — reçurent enfin le feu vert pour se rencontrer et confronter leur expérience, leurs espoirs et leurs doutes.

Ainsi naquit, embryonnaire d'abord, cette « communauté de fusion » qui s'attela dès la fin des années 1950 à ce que Kourtchatov, dans son discours de Harwell, avait appelé «  la tâche passionnante mais extrêmement difficile du contrôle des réactions thermonucléaires. »

Soixante ans ont passé et la tâche s'est révélée plus longue et plus difficile encore que Kourtchatov ne l'imaginait. Mais la « communauté de fusion », forte désormais de milliers de chercheurs dans des dizaines de pays, n'a jamais baissé les bras. Avec ITER, elle recueille aujourd'hui les fruits de sa ténacité.

Cliquez ici et ici pour voir (en anglais) des films British Pathé de la visite des dignitaires soviétiques  à Harwell le 25 avril 1956.