Le jour où le JET réinventa le feu
1 déc 2011
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Robert Arnoux
Le 9 novembre 1991, le tokamak européen JET réalisait la première expérience de fusion deutérium-tritium. Et générait pendant quelques secondes une puissance de fusion de l'ordre de 1,5 à 2 mégawatts. Homme-clé de cet événement historique, le français Paul-Henri Rebut, qui dirigera ITER de 1992 à 1994
S'il s'était abandonné au lyrisme, Paul-Henri Rebut aurait pu écrire que, 500 000 ans après l'avoir domestiqué, l'homme venait de découvrir le feu pour la deuxième fois.
Ce qui s'était embrasé, ce 9 novembre 1991 à Culham, près d'Oxford, à une soixantaine de kilomètres à l'ouest de Londres, n'était pas un feu ordinaire: c'était un feu thermonucléaire contrôlé, confiné dans une cage magnétique et alimenté par la fusion d'atomes de deutérium et de tritium, les deux variétés lourdes de l'hydrogène.
Paul-Henri Rebut, directeur du JET, qui avait en quelque sorte craqué l'allumette, attendait ce moment depuis plus de trente ans. Dans le monde de la fusion, cette communauté de physiciens et d'ingénieurs qui, depuis le début des années cinquante, ambitionnait de s'approprier le feu du ciel, l'homme était une légende.
Polytechnicien, entré au CEA en 1958, il avait conçu, à la fin des années soixante, le Tokamak de Fontenay-aux-Roses (TFR) qui demeurerait jusqu'au milieu de la décennie suivante l'installation de fusion la plus performante au monde. En 1974, sous l'égide de l'Euratom, il s'était attelé à la construction d'une machine encore plus ambitieuse : le Joint European Torus (JET), avec lequel la recherche sur la fusion allait spectaculairement changer d'échelle et d'ambition. Autant que TFR, que l'on appelait parfois le « Tokamak Façon Rebut », le JET porterait la marque de ce théoricien visionnaire, doublé d'un technicien de génie.
En 1991, le JET produisait des plasmas de deutérium depuis déjà huit ans et les performances de la machine, comme la maîtrise de ses différents paramètres, n'avaient cessé de progresser. Conformément au programme scientifique, l'heure était venue d'expérimenter avec les « vrais » combustibles de la fusion : le deutérium, un hydrogène dont le noyau contient deux neutrons au lieu d'un, et le tritium, élément radioactif à période courte, qui en compte un troisième.
Soucieux de ne pas activer prématurément la machine, les opérateurs avaient délibérément opté pour un mélange pauvre (10% de tritium seulement) alors que le « bon mélange », celui qui assure le taux de réaction optimal, compte une proportion égale des deux éléments.
Ce mélange pauvre, cependant, allait donner de beaux résultats. A 19 heures 44, dans le plasma du JET porté à une température de l'ordre de 200 millions de degrés, la fusion des noyaux de deutérium et de tritium allait générer pendant deux secondes entre 1,5 et 2 mégawatts (MW) de puissance de fusion.
Même si l'embrasement avait été bref; même si la puissance libérée demeurait modeste, la démonstration était faite: on avait recréé le feu des étoiles. Trois générations de physiciens, depuis les premiers travaux d'Ernest Rutherford dans les années 1930, avaient attendu ce moment.
Le seul « risque » qu'à vingt ans de distance Paul-Henri Rebut reconnaît avoir pris ce jour-là, c'est d'avoir accepté que les médias assistent en direct à l'expérience. « Les journaux, les chaînes de télévision, les radios avaient eu vent de notre décision de lancer les opérations en deutérium-tritium et tous avaient insisté pour être présents dans la salle de contrôle. J'ai accepté leur présence parce que le public, qui finance nos recherches, a le droit d'être informé. Je ne l'ai pas regretté. Le lendemain, nous étions à la Une de tous les plus grands journaux du monde... »
« Cette réussite, écrivait le New York Times, marque une étape majeure dans la maîtrise, pour le bien de l'humanité, de ce même feu thermonucléaire qui fait briller le Soleil et produit la terrifiante bombe H ». En France, Le Monde saluait « une étape décisive dans un processus qui doit conduire au contrôle d'une énergie presque inépuisable ». Et, comme on pouvait s'y attendre, l'expression « Soleil en bouteille » était partout...
Tandis que le monde s'émerveillait, Rebut et les équipes du JET préparaient déjà l'étape suivante. En démontrant la faisabilité de l'énergie de fusion, résumait le communiqué de presse officiel, le JET avait « construit les bases sur lesquelles sera édifié le réacteur expérimental ITER, qui doit être construit dans le cadre d'une collaboration internationale ».
"Le JET, en soi, n'était d'aucune utilité s'il n'ouvrait la voie à une machine nouvelle et plus puissante », résume aujourd'hui Paul-Henri Rebut. De fait, le programme ITER, initié sept ans plus tôt, allait aborder dès 1992 la phase des études d'ingénierie (Engineering Design Activities) tandis que trois « sites communs » (Joint Work Sites) étaient établis à San Diego aux États-Unis à Garching en Allemagne et à Naka au Japon.
De Culham, la torche thermonucléaire allait bientôt passer à Princeton, aux États-Unis, où le Laboratoire de physique des plasmas (PPPL) exploitait depuis 1982 le Tokamak Fusion Test Reactor (TFTR), une machine à peine moins imposante que le JET, construite en même temps que lui et comme lui conçue pour fonctionner au mélange deutérium tritium (DT).
Le 9 décembre 1993, deux ans tout juste après l'expérience historique du JET, TFTR, avec un mélange DT à parts égales, obtenait 6,2 MW de puissance de fusion ; à la fin de l'année suivante, il franchissait le seuil symbolique des 10 MW. Le point final de la « compétition amicale » dans laquelle les deux machines étaient engagées serait finalement marqué par le JET en 1997 : 16 MW d'énergie de fusion et un ratio énergie consommée/énergie produite (Q) de 0,65 — jamais le « breakeven » (Q=1) n'avait été approché d'aussi près.
Vingt ans ont passé. TFTR a été démantelé en 1997 ; le JET a continué son programme de recherche, mais sans mettre en œuvre de nouveaux plasmas DT, et c'est ITER, désormais, qui va explorer les territoires situés au-delà du breakeven. Dès 2027, quand les vrais combustibles de fusion seront mis en œuvre, la machine visera une « amplification d'énergie » de l'ordre de 10 (Q ≥ 10), voire plus.
Quant à Paul-Henri Rebut, il poursuit sa quête. Après avoir quitté le JET en 1992, il a tout naturellement été nommé directeur du programme ITER, une fonction qu'il a occupée jusqu'en 1994. A 76 ans, sa passion pour les machines de fusion demeure intacte. Toujours un peu « hérétique », il rêve aujourd'hui de réacteurs hybrides qui associeraient l'énergie des neutrons issus de la réaction de fusion à la puissance des réacteurs de fission.