28 juin 2005: l'heure du choix
Pour tous ceux qui s'intéressaient à la fusion, Cadarache était un nom familier. Dans ce vaste centre de recherche dédié aux réacteurs nucléaires, le Commissariat à l'Energie Atomique (CEA) avait construit, à la fin des années 1980, le tout premier tokamak équipé d'aimants supraconducteurs. Tore Supra avait réalisé en 2003 une décharge d'une durée record de six minutes et trente secondes — une éternité dans le monde des plasmas.
Au terme de deux années de négociations, c'était donc le site que proposait l'Union européenne qui avait été choisi à l'unanimité pour accueillir le plus grand tokamak du monde.
La décision prise à Moscou, vingt ans après le lancement du projet, marquait le terme d'un processus qui avait été long, difficile, et parfois douloureux.
Tout avait commencé au printemps 2001 quand les plans détaillés de la machine (ITER Final Design Report) étaient en cours de finalisation.
Cette même année, au mois d'avril, un groupe d'industriels et de scientifiques canadiens, désireux d'intégrer le programme ITER, avait proposé d'accueillir l'installation sur le site de Clarington, dans l'Ontario, à une vingtaine de kilomètres à l'est de Toronto. « Pour la première fois depuis le lancement du programme en 1985, se souvient Jean Jacquinot, l'un des experts impliqué dans les négociations, le nom d'ITER se trouvait associé à un lieu précis. La proposition canadienne, même si elle n'émanait pas du gouvernement, a contribué à renforcer la crédibilité du programme. »
De fait, l'option Clarington allait agir comme un déclencheur et un accélérateur. A Cadarache, dès le milieu des années 1990, un groupe d'experts avait entrepris des « études de site » préliminaires. En 2000, ces travaux furent réactivés et actualisés, donnant lieu, trois ans plus tard, à une proposition formelle, de la France à l'Europe d'abord, puis de l'Europe aux membres d'ITER.
L'Espagne entre temps était entrée dans le jeu, proposant le site de Vandellòs, sur la côte méditerranéenne au sud de Tarragone. Quant au Japon, il avançait la candidature de Rokkasho-Mura, dans la préfecture d'Aomori au nord du pays, à un peu plus d'une heure de vol de Tokyo.
A la fin de l'année 2003 les options demeuraient ouvertes... mais il y avait trois sites de trop. En Europe, la question fut résolue le 26 novembre quand les 25 ministres de la Recherche des pays membres se prononcèrent à l'unanimité pour Cadarache. A titre de compensation, l'Espagne obtenait le siège de « l'agence domestique » chargée de gérer la contribution européenne à ITER. Quant au consortium canadien, faute d'un soutien suffisant du gouvernement d'Ottawa, il se retirait des négociations au mois de décembre.
L'année 2003 tirait à sa fin et il était temps de choisir entre l'Europe et le Japon. Quatre jours avant Noël, les ministres des membres d'ITER se retrouvèrent à Reston, un faubourg de la capitale fédérale américaine. La réunion s'annonçait décisive — des équipes de télévision campaient devant les grilles de Cadarache, journalistes et négociateurs ne quittaient plus leur téléphone — mais rien de décisif ne devait sortir de Reston.
Rien... à l'exception d'un communiqué au ton étonnamment optimiste. « Les six parties ont obtenu un fort consensus sur un grand nombre de sujets. Nous avons deux excellents sites pour ITER, excellents au point que de nouvelles évaluations s'avèrent nécessaires pour prendre une décision consensuelle. »
Dix-huit mois allaient encore s'écouler avant de parvenir à cette décision. Pour sortir de l'impasse, on élabora un programme baptisé « Approche élargie », au terme duquel le partenaire qui ne serait pas retenu (le « non-hôte ») se verrait attribuer, en compensation, une installation de recherche sur les matériaux de fusion ; une machine « satellite » d'ITER ; un centre de calcul pour les sciences de la fusion ; un autre pour la télémanipulation.
Tout au long de l'année 2004, les rencontres se succédèrent ; côté européen comme côté japonais, la classe politique et les médias étaient mobilisés ; éditoriaux et « opinions », de plus ou moins bonne foi, se multipliaient dans les journaux. Le printemps 2005 fut celui des déclarations sibyllines, des allusions, des ballons d'essai...
Le 28 juin 2005 enfin, la décision si longtemps attendue fut prise et rendue publique par un communiqué commun du Commissaire européen pour la Science, le Slovène Janez Potočnik, et du ministre japonais des Sciences et Technologies, Noriaki Nakayama. Ce dernier déclarait : « Ce jour est à la fois triste et heureux pour le Japon. Cependant, ce projet est d'une telle importance que nous avons décidé de surmonter notre déception pour la transformer en enthousiasme. »
Deux jours plus tard, le président Chirac était à Cadarache pour célébrer l'événement. Personne n'avait « gagné » ; personne n'avait « perdu ». Chinois, Européens, Japonais, Coréens, Russes et Américains avaient démontré leur capacité à surmonter leurs divergences et à concevoir une solution acceptable par tous. Dix ans plus tard, cette approche et cet état d'esprit demeurent.